Un vent de transformation souffle sur le secteur pétrolier depuis plusieurs années : les majors européennes se positionnent comme des énergéticiens au sens large, et non plus uniquement comme des pétroliers. Ce virage stratégique est rendu nécessaire du fait des contraintes techniques et législatives que nous avons explicité dans notre article précédent. Les majors sont encore aux prémices d’une telle transformation. Quels sont les facteurs clés qui permettront de réussir cette diversification énergétique ?

Réinventer le modèle intégré en l’appliquant dans le secteur de l’énergie

Le modèle intégré (du puits à la pompe) a longtemps été un des axes de développement et de succès pour les majors pétrolières. Au-delà de la sécurisation de l’ensemble de la chaîne de valeur, ce modèle permet de pallier le fonctionnement cyclique du marché déphasé entre amont et aval. Pour ce qui est du secteur de l’énergie, et en particulier de l’électricité, le système est différent : chaque segment a un business model indépendant fonctionnant avec ses propres contraintes techniques et économiques, même si l’équilibre entre production et consommation doit être assuré à tout instant.

Chaîne de valeur de l’électricité

La constitution d’un nouvel acteur intégré sur le marché de l’électricité n’est pas possible, puisque le transport et la distribution sont majoritairement assurés par des gestionnaires de réseaux, comme RTE et Enedis en France. L’enjeu business se limite à sécuriser l’amont (production et stockage) en possédant un éventail complémentaire de technologies pour maximiser les profits au jour le jour. La fourniture, à faible marge, permet surtout de se faire connaître du grand public et de capter des informations sur les clients.

Identifier les projets à forte valeur ajoutée

Les prospectivistes s’accordent sur le fait que le monde de l’énergie va subir une mutation de son modèle sur les prochaines décennies. Une diversification de l’offre va se mettre en place, réduisant la part des énergies fossiles dans le mix énergétique mondial. De nombreuses technologies se développent avec des niveaux de maturité et des potentiels très variés. Les majors, habituées aux projets capitalistiques de plusieurs milliards d’euros, ont des cartes à jouer quant aux investissements à court et long termes pour se positionner sur les bonnes technologies.

Perspective technologique basée sur l’Energy Outlook de l’AIE [1] et du LCOE 2019 de Lazard [2]

En se basant sur les potentiels de croissance des différents moyens de production, leur « coût complet » (Levelized Cost of Energy) et les compétences techniques à maîtriser, on peut analyser les différentes technologies :

  • Centrale à gaz : elles offrent un débouché supplémentaire à une matière première que les majors exploitent déjà. Ils peuvent communiquer sur les gains climatiques du remplacement du charbon par du gaz, qui représentent une réduction par 2 du CO2/kWh. Le risque majeur vient d’un durcissement de la règlementation en cohérence avec les accords de Paris qui rendrait cette technologie caduque. Le niveau d’émission du gaz vert est largement au-dessus des seuils admissibles.
  • Eolien et solaire : encensés comme les technologies du 21ème siècle, le positionnement des majors sur ce segment pourrait se faire via le rachat d’entreprises spécialisées. Ces moyens de production sont indispensables pour légitimer une image de marque sur la transition énergétique. La gestion de l’approvisionnement de certains métaux rares nécessaires à ces technologies reste un enjeu stratégique à évaluer.
  • Nucléaire : la compétition avec des acteurs bien établis possédant les compétences spécifiques (Rosatom, EDF, etc) et des rapports complexes avec les autorités de sureté devraient limiter l’intérêt des majors.
  • Barrage : la concession d’ouvrage existant, notamment en Europe dans le cadre d’une ouverture à la concurrence, représente une opportunité pour les majors.
  • Batterie : cette technologie n’a pas encore atteint sa pleine maturité et présente des problématiques d’approvisionnement en matière première (métaux rares). Toutefois, les majors ont ici l’opportunité de mettre en avant leur repositionnement stratégique via ce sujet porteur tout en misant sur le fort potentiel économique de cette technologie.
  • Borne de recharge : le développement des véhicules électriques implique la mise en place massive d’infrastructures de recharge. Les majors possédant des stations essence, cela pourrait constituer un relais de croissance avec un business model proche. Leurs milliers de points de vente existant leur donnent un avantage sur la concurrence. Total et Shell ont déjà installé leurs premières bornes. Le déploiement de bornes sur l’espace public dans de grandes agglomérations engage d’autres compétences pour gérer les relations institutionnelles avec les collectivités.

Afin de réussir l’intégration de toutes ces nouvelles activités, les majors doivent à la fois repenser leur « logiciel interne » et s’associer efficacement avec des entreprises existantes.

L’organisation interne pourrait évoluer pour former des pôles de compétence forts, techniques comme économiques. Les premiers pas ont été franchis avec la mise en place d’entités spécialisées dans les énergies non dérivées du pétrole tel que « Shell New Energies » ou « ENI Gas & Power ». Il s’agit alors de consolider les acquis à travers une clarification des rôles et des moyens des entités comme des collaborateurs dans des organisations efficaces. Le secteur énergétique étant en mutation rapide, ces entités pourraient se démarquer par un fonctionnement plus agile et plus autonome.

Le rachat d’entreprises, start-up comme PME déjà implantées, permet de s’approprier rapidement des moyens de production et des technologies innovantes. Total mène la danse avec des rachats comme Quadran et Direct Energie. Bien que l’intégration de ces sociétés dans le giron d’une major soit risquée (processus plus lourds, culture « administrative », etc.), elle permet, via les nouveaux moyens financiers, de développer la force de frappe de ces acteurs.

Profiter de son positionnement mondial

Un terrain de jeu mondial

Les majors sont des entreprises qui se sont détachées des frontières nationales. Ce positionnement représente un avantage concurrentiel très fort vis-à-vis des acteurs « nationaux » dominant actuellement les marchés de l’électricité et du gaz.

Les marchés en développement, incluant un milliard de personnes qui n’ont aujourd’hui pas accès à l’électricité, représentent un terrain de jeu pour « s’essayer » à ces nouvelles activités. Fort de leur implantation dans ces régions du monde, il s’agit d’une opportunité pour tester et affiner le modèle économique de « majors énergéticiennes ». L’enjeu est d’être en mesure de déployer la bonne technologie au bon endroit, en tenant compte des contraintes techniques et géopolitiques locales. Être pertinent implique de maîtriser un éventail large de technologies.

Les marchés matures ne sont cependant pas à ignorer : l’Allemagne doit exclure le charbon de son mix énergétique d’ici 2040. Si la Chine augmente ses capacités de production en construisant des centrales nucléaires et des parcs d’énergie renouvelable (EnR), elle a aussi largement recours à des centrales à charbon. Un redéploiement vers des productions d’énergies plus « propres » n’est pas à écarter à court terme.

Quid du marché français ?

Bien que le marché français de l’électricité soit majoritairement décarboné, avec des coûts de production parmi les plus faibles du monde et avec un acteur historique très puissant (EDF), de fortes évolutions sont à prévoir lors des prochaines décennies. Cela constitue pour Total l’opportunité de mettre en œuvre son positionnement d’énergéticien responsable et de soigner son image de marque sur son marché domestique.

Le Plan Pluriannuel de l’Energie français vise 32% d’EnR dans la consommation finale d’énergie. Si ce plan se confirme, impliquant la fermeture d’une partie des centrales nucléaires françaises (ramenant leur part dans le mix énergétique 50%), Total et les autres majors auront probablement de très belles opportunités à saisir.

EDF, acteur historique et deuxième producteur mondial d’électricité, devra réagir pour protéger ses positions. Contre la capacité d’investissement des majors, EDF peut compter sur sa maîtrise des compétences autour sa technologie cœur de métier acquises depuis 1946.

S’agira-t-il de la première bataille d’envergure entre deux mondes de l’énergie qui ont longtemps vécu en parallèle ?

Sources

[1] https://www.iea.org/reports/world-energy-outlook-2019

[2] https://www.lazard.com/perspective/lcoe2019